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    LA PROMESSE

     

    1961/1984

     

     

    Au cœur de la solitude, j'ai pensé une première fois écrire ce livre, alors que ma jeunesse, en mal de s'affermir, cherchait un sens à donner à des événements douloureux, tentait la vie avec les moyens du bord.

     

    Aujourd'hui, dimanche premier décembre 2002, je pose les premiers mots timides en tentant de répondre à :

     

    Pourquoi écrire ce livre ?

     

    La vie semble une impasse. Seule la réalisation d'un ouvrage autobiographique offre la possibilité d'ouverture, la faille dans le mur érigé, l'éclair de lumière au cœur de la nuit.

     

    Dieu et/ou mon inconscient, Ève peut-être, le cœur et le/du corps, le mystère, me mènent, de concert, à la page blanche.

     

    J'écris, parce que je descends, doucement, inexorablement, vers une misère. Je coule. J'écris parce que je ne veux pas mourir sans avoir dit ce qui me tient au ventre.

     

    C'est l'espoir d'un accouchement, une déchirure !

     

    Faisons confiance à l’unique monture qui vaille : Le Mystère d'un : «Va où ton cœur te dit !»

     

    A mes vingt ans, je ne savais plus lire, je ne savais plus écrire. L'usage de la parole était retourné à ses premiers balbutiements. Ce que j'avais appris avait disparu.

     

    En réponse à des traumatismes accumulés tout du long de mon enfance, à un cortège de coups irréversibles ; j'ai rencontré les drogues et l'alcool.

     

    Il y a les drogues que l'on appelle "douces" et celles que l'on appelle "dures".

     

    Les premières abîment en douceur, sans faire toucher le fond, coincent entre deux eaux. La deuxième, l'autre, détruit brutalement, avec peu de chance de se relever.

     

    L'usage de la lecture et de l'écriture n'existait plus. La violence avait fait son œuvre, balayée et éclatée psyché.

     

    Plusieurs années furent nécessaires pour réapprendre ce que la violence artificielle m'arracha du ventre, de la tête, du cœur, de mon corps en somme.

     

    Je souhaite écrire pour découvrir la vie sans cynisme ni amertume, pour découvrir l'Amour.

     

    Seul l'amour est source de vie, a rendu ma vie vivante et a transformé le gouffre de la violence en un jardin de joie et de beauté. Un jardin enrichi par les difficultés et les écueils indispensables à toute transformation.

     

    Écrire

     

    aussi pour les morts de mes vingt ans, pour ceux que je n'ai pu aimer en ces temps où les affects sont cristallisés en un seul iceberg protectionniste.

     

    Écrire

     

    encore pour le solitaire plaisir d’écrire !

     

    J'ai ré-appris les assemblages de lettres à lancer au bleu d'un ciel personnel, les mots à souffler aux cœurs des corps, les enchevêtrements de syllabes à dessiner, bien ou mal, ce n'est pas à moi de le dire, sur le vierge d'une page.

     

    Faire un livre, c'est participer à la création, à la culture de notre humanité.

     

    Avoir accès à la culture, c'est le début d'une libération et d'une paix à conquérir.

     

    Mais qu'est-ce donc que la culture ?

     

    Une participation de ce côté-ci de l'histoire est celui que j'ai choisi.

     

    L'écriture fut empirique.

     

    Je pense à cette première fois et …

     

     

     

     

    J'entends les cristaux de neige crisser sous mes pas.

     

    La route de mon père était balisée, cet hiver, de peupliers déshabillés sur lesquels frétillaient quelques feuilles effrayées.

     

    Ou étaient-ce des mains effilées tendues vers un ciel souvent tourmenté ?

     

    Il avait neigé toute la nuit, et, gelé, dans l'ombre épaisse d'un manteau d'officier allemand, du deuxième conflit mondial, lourd ; seul le froid de la solitude accompagnait un pas qui se voulait déterminé.

     

    A cette époque, un pis-aller funeste était né et, par moments inattendus, avec méticulosité et acharnement, j'imaginais construire des camps dans lesquels auraient été enfermés les ennemis de ma pensée. Disons-le : le monde entier.

     

    Assailli d'ombres, séparé de la vie par le dégoût et le mépris, autrui était inaccessible.

     

    Qu'est-ce qu'une personne ?

     

    Ce jour, pénétré par une bise farouche, j'errais dans le seul repère possible de citoyen en cherchant vainement à me sentir humain, à faire partie de la communauté de l'homme. Mon ailleurs, dans lequel ma frêle carcasse avait échouée, était une sombre brasserie dont la clientèle abrutie, des zombies, tentait de braver un monde, sans visage, à coup de chopes de bière et de musique bruyante. Ce soir là, c'est au tour d’une ancienne connaissance, attirée par la perdition, de me chercher des ennuis. Un vieux dilemme à l'origine oubliée, enraciné dans la haine, ou est-ce la haine de l'origine, nous maintenait dans l'illusion d'une relation.

     

    Il y a bien longtemps que je n'ai plus de mot à formuler. Entre ce que je crois être, là, où je suis, au fond de moi, mon regard et mon ouï pour la relation au monde, seuls des hiatus de silences cyniques subsistent. Un mot ne peut se former et voyager jusque ma bouche. Je ne suis plus qu'un regard fixé aux cauchemars du temps de l'homme. Mes organes ne savent plus former des mots suffisamment pénétrant. Les mots dans ma tête ne savent pas, ne peuvent pas être reliés à une pensée elle-même impossible à se mettre en place et se dérouler. Seul règne un vide sidéral me séparant de moi-même. Espace et temps, sans racine, ne trouvent nul sens. Les distorsions sont innombrables, bruyantes et colorées aussi. Les voix, les sons, sifflent douloureusement et sans répit dans mes oreilles. La vieille connaissance, Serge, un ami autrefois aimé, il y a une éternité, ne sait faire autrement que m'agresser. Je suis en manque, en manque de tout. J'ai menacé mon père de mort aujourd'hui et, pour la première fois, je l'ai senti vaciller.

     

    Je bois et culpabilise à un degré proche de ce qui ressemblerait à une implosion. Je bois pour éviter.

     

    Je bois pour remplir le gouffre sans fond que l'angoisse creuse, pour me calmer. Je bois, encore et encore, pour m'assommer.

     

    Il ne faut pas entrer un cran de plus dans la violence.

     

    Au fond, en moi, une main, d'une nuit plus sombre encore, tire les entrailles et cherche à m’engloutir. À l'intérieur, sans origine connue, un permanent hurlement de terreur traverse ma nuit et dialogue avec écho. La noyade est préférable. Un chant guerrier, d'outre Rhin, s'impose entre mes tempes.

     

    Le monde est tordu.

     

    Il n'y a pas de loi, pas de foi.

     

    La violence n'a pas de sens. Je ne la comprends pas. Le chant a cessé. L'ami d'hier pleure dans son rire éperdu.

     

    Depuis quelques mois, je ne prends plus de vermine, ni de lsd. Je fume des cigarettes, des joints, et j’essaie de ne pas sombrer dans l'alcool.

     

    Deux proches amis se sont suicidés. Le premier, Yves, dont le visage ressemble à celui de Daniel Balavoine, s'est vidé de son sang, sur mes genoux, après s'être tiré une balle dans la tempe. La balle a traversé le cerveau. De son visage aux rires égarés, sur la banquette arrière d'une 504 blanche automatique, des geysers rouges s'esclaffaient de ses narines. Un rouge chaud plus foncé serpentait par saccades sur mes cuisses et entre les doigts aux caresses désemparées. Nous avons fait vite pour l'emmener à l'hôpital, à deux heures du matin. Juste une entrée vide et froide et l'agonie d'une respiration sur un brancard révoltant.

     

    La police : pistolet sur la tempe… Pan ! Pan !

     

    "Je t'ai tué ou tu t'es suicidé ?" demande le CRS.

     

    Je respire au rythme de l'ami, rythme succédé d’une longue pause mortelle. L'interrogatoire est hallucinant. Nous étions à la frontière de deux départements lors du drame. Nous aurions dû, si j'ai bien compris, prendre le temps de choisir l'autre département pour l'hôpital. Pendant que le CRS me pose les questions de circonstance, je reste fixé aux gestes de l'interne et à ces interminables aiguilles plantées dans le cœur ami. Il arrête de respirer : c'est fini.

     

    Je suis mort avec lui.

     

    Le deuxième véritable ami aimé, un frère de substitution, Michel, s'injecte, en mon absence, plusieurs grammes de "poussière du Monde". Après un début de coma, il s'est réveillé, a sorti son pistolet. Il lui a fallu huit jours pour mourir. Plus tard, j'ai appris auprès de sa compagne, fonctionnaire de police, charmante et sympathique, qu'il avait beaucoup de remords de m'avoir embarqué dans sa galère.

     

    Le jour de son passage à l'acte ; il avait failli la tuer m'avait-il confessé, bouleversé.

     


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